Nidhal Chatta, réalisateur de plusieurs films en Tunisie et à l’étranger («L’œil du Zéro», documentaire long métrage en coproduction indienne en 1987, «No Man’s Love» avec Fathi Haddaoui et Lotfi Abdelli en 1999…), producteur et écologiste, et directeur du Festival «Manarat», qui s’est tenu du 30 août au 2 septembre avec une projection de longs, courts métrages et documentaires sur 4 plages en Tunisie (Hammamet, La Goulette, Ezzahra et Bizerte ). Des master classes, séances de pitshing et une table ronde ont également été programmées dans le cadre de cet événement, et des problématiques concernant le cinéma, la jeunesse et l’environnement ont été soulevés et débattus. Nidhal Chatta nous a accordé une interview autour de cette 3e édition du Festival du Cinéma Méditerranéen «Manarat».
Les deux dernières éditions du Festival étaient annulées, et cette édition s’est tenue «à la dernière minute», comment se passe la reprise ?
Les deux dernières éditions étaient annulées à cause du Covid, comme tout le milieu de l’art et de la culture, et au-delà de ce milieu, nous, les opérateurs de la culture, réalisateurs, producteurs, scénaristes, avons pris de plein fouet cet impact-là. C’est ce qui a mis un peu en veilleuse nos projets.
Cette 3e édition de «Manarat», reconstruit et redessine un projet de Festival méditerranéen et trace des perspectives pour l’avenir. Mon rôle, en tant que directeur du Festival cette année, est de définir et de préparer l’avenir, ainsi qu’une passerelle pour ce dernier. On peut considérer que cette édition de 2022, bien qu’elle soit limitée, mais avec des invités de choix et une programmation faite par Henda Haouela de tout premier ordre, est une édition de transition vers l’année 2023. Ce que nous tentons de construire maintenant, c’est un festival solide, aux nombreuses ramifications, notamment en Méditerranée, et de préparer un label «Manarat», pour que les jeunes réalisateurs de toute la Méditerranée puissent y trouver un incubateur de projets, où le jeune passionné, qu’il soit étudiant en cinéma ou néophyte ou autodidacte y trouve son compte.
L’essentiel, c’est que les jeunes de toute la Méditerranée puissent trouver en «Manarat» à la fois un lieu de discussion, de collaboration et d’échange, un lieu où ils peuvent développer leurs projets au mieux de leurs capacités avec un encadrement professionnel, notamment tunisien, ainsi qu’une occasion pour pouvoir s’inscrire dans un réseau de partenariat stratégique avec producteurs, réalisateurs, scénaristes, distributeurs, directeurs de festivals, directeurs des écoles de cinéma. Donc, une plateforme qui soit à même de faciliter les choses, et l’on sait combien il est difficile et complexe pour un jeune réalisateur de démarrer son premier film, long ou court métrage. C’est un parcours du combattant, et nous aspirons à banaliser cette voie-là, et à faciliter les manières de faire. Nous avons vécu des moments très difficiles pour démarrer dans le cinéma, d’abord nous tournions sur des pellicules qui coûtaient cher, la Gopro et la chaîne YouTube, etc. n’existaient pas et, en plus, il n’y avait pas de réseaux sociaux pour la diffusion, donc les seules diffusions possibles étaient la salle de cinéma et la télévision, le créneau était extrêmement étroit.
Ce qui est important cette année, c’est de construire cette plateforme et l’initier avec des «amis» qui ont de l’expertise, et qui sont méditerranéens du Nord, du Sud et de l’Est aussi.
Certes, le Sud est très vivace, en termes de projets et d’initiatives, mais que le Nord a toujours une petite longueur d’avance sur nous et elle concerne l’expertise, en termes de production, de coproduction, de distribution et de diffusion. Dans le Nord, en France par exemple, il y a une exception culturelle française, une armada, tout un dispositif pour pouvoir produire. Il y a des chaînes de télévision, des banques de cinéma (Sofica), des plateformes qui financent, des distributeurs qui mettent un à-valoir avant le tournage. Ils ont toute une chaîne qui leur permet de monter leurs films. Cela ne veut pas dire que c’est facile, mais ils ont quand même un dispositif complet de bout en bout.
Le cas de la Tunisie est différent, nous avons uniquement le ministère des Affaires culturelles, et sans sa subvention, il y a très peu de chance que nous puissions réaliser nos films. Les télévisions ne financent plus; avant, l’Agence nationale de promotion de l’audiovisuel (Anpa) finançait des films et, aujourd’hui, cette alternative n’est plus possible. Il faut donc trouver des partenariats, et c’est impérieux, un jeune ne peut acquérir cela avec facilité.
Par contre, si nous créons une plateforme tunisienne, en ramenant les opérateurs étrangers chez nous, nous serons dans une situation de «gagnant-gagnant», les étrangers trouveront des débouchés pour la production et nous trouverons des partenaires pour pouvoir effectivement monter des coproductions au mieux de nos capacités. Nous avons veillé à maintenir cette édition, malgré son organisation à la dernière minute, pour initier cette plateforme, et préparer son démarrage. Nous n’avons pas voulu perdre encore une année.
Les choses commenceront à se concrétiser dès 2023, et c’est un continuum d’année en année, je souhaite qu’il y ait une sorte de campus étudiant, tout au long de l’année, pour que les apprentis continuent de développer leurs projets, d’échanger avec nos différents partenaires et, donc, d’arriver en bout de course à des scénarios qui tiennent la route et qui intéressent les opérateurs étrangers. Nous veillerons également à ce que ces jeunes soient encadrés par des professionnels tunisiens et étrangers, et à ce qu’il y ait un retour sur investissement considérable pour la Tunisie, et ce, dans la mesure où des compétences tunisiennes sont mises à profit et que ceux qui ont développé leurs projets au sein de «Manarat» reviennent les années d’après, présenter leurs films chez nous, en exclusivité.
Concernant l’accompagnement des jeunes, nous remarquons de plus en plus d’évolution sur le plan technique lors de leurs projets, mais il existe toujours un bémol au niveau de l’écriture et du scénario. Envisagez-vous une orientation particulière à ce niveau ?
Le scénario est effectivement un maillon faible dans la création cinématographique chez les jeunes. Et c’est pour cela qu’automatiquement, la plateforme de développement concerne le développement du scénario. Nous ne pouvons rien faire sans un scénario solide. Nous ne pouvons trouver ni des financements ni des partenaires, et encore moins des perspectives de diffusion. C’est à partir du scénario que les choses se décident. Un bon scénario va probablement permettre aux meneurs de projets d’accéder à des coproductions, à des financements, et donc avoir une chance de monter le projet. Avec un scénario mal écrit, on échoue. Quand nous parlons de «plateforme» avec un développement de projets, nous parlons avant tout, du cœur du réacteur, qui est le scénario. Nous allons y accorder une attention particulière, et faire en sorte que ceux qui viendront avec un synopsis ou même avec une idée originale puissent au sein de «Manarat» développer leurs projets de scénario et, donc à terme, avoir la chance de trouver des partenaires ou même de décrocher le sésame en trouvant une coproduction avec un pays tiers, qui peut être aussi un pays du Sud.
Honnêtement, je souhaite que la coopération Sud-Sud se développe aussi. Nous sommes toujours en train d’interpeller le Nord, alors qu’il faudrait que nous nous ouvrions un peu vers le Sud, le Maroc, l’Egypte, la Libye, l’Algérie, le Liban… Qui ont des cinématographies intéressantes, et que nous coproduisons ensemble. J’ai personnellement tourné un film documentaire court métrage intitulé «Zéro», sur les origines du chiffre Zéro à travers les civilisations et les âges, avec lequel j’ai initié la première coproduction Tunisie-Inde. Il a fallu que j’aille chercher cette collaboration. Les Indiens ne vont pas venir vers nous pour chercher un scénario, mais comme le zéro a été inventé en Inde, et que dans le scénario on en parlait, les Indiens sont entrés en coproduction. Cela est un exemple de coopération Sud-Sud.
Donc, oui, la coopération Nord-Sud est intéressante, mais il faudrait que nous puissions être très pragmatiques, nous ouvrir et aller chercher les coopérations dans le Sud de la Méditerranée.
Le Festival a un ADN écologique, nous sentons que l’environnement en est un sujet de débat. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je pense qu’il est très important maintenant de s’intéresser à la question écologique, surtout en vivant un été comme cette année, avec un changement climatique significatif. Nous avons le rapport du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), qui nous dit que si nous ne réduisons pas notre empreinte carbone, nous allons dans un seuil d’irréversibilité climatique. Ce sont des problématiques qu’il faut mettre au cœur de nos événements. De ma position, je ne peux pas monter un festival, et une nouvelle édition avec de nouvelles perspectives, sans prendre en compte la dimension climatique et écologique et la dimension de protection et de conservation des espaces naturels. Il est nécessaire de conserver ces espaces, parce que les conserver, c’est conserver la biodiversité. Et cela n’est pas possible, en détruisant les espaces naturels. Je prends souvent le cas de Zembra et Zembretta. Et le cinéma est capable de jouer le rôle de vecteur dans cette problématique.
Donc, à partir de là, il était important de remettre au cœur du dispositif la question écologique.